| Allo maman, bobo
En s’étirant, il jette machinalement un coup d’œil sur l’écran de son
poste multimed. « - 18h seulement ! Vivement ce soir ». Le spectacle de
la crèche de son fils capte un instant son attention. Les caméras
disposées permettent de voir sous tous les angles son plus jeune fils
en train d’échanger un peu de bave avec le doudou d’une copine.La
« jardinière » est en train d’essayer de séparer une masse compacte de
bras, jambes et jouets assemblés au milieu de la pièce. Quel boulot ! |
Attendri,
il inspecte en bon père l’état biologique de son fils. L’accélération
cardiaque indique clairement que les bisous sont une activité
excitante. Le bilan nutritionnel n’est pas mauvais, malgré une alerte
de niveau 5 sur son état digestif. « Après tout, qu’ils se
démerdent ! » pense-t’il, fier de sa blague. Il se décide
quand même à envoyer un message à la direction de la crèche, les repas
ne lui semblant pas assez diversifiés d’après le rapport
« entrées/sorties » de son fils, affiché sur le moniteur. Il
a envie de l’appeler, d’entendre sa voix, mais il sait que ça peut
déranger les autres enfants.
Il pense à la chance qu’il a, en tant que parent, d’utiliser les
nouvelles technologies. Les premières publicités pour vendre des
téléphones portables aux enfants, vers 2005, avaient fait vaguement
scandale. Quelques associations de vieux technophobes s’étaient
inquiétés des risques sanitaires et des conséquences sur l’évolution
des relations parents/enfants.
Ils avaient même réussi à empêcher les distributeurs de vendre les
premiers modèles de téléphone portable pour enfant. Pour argumenter,
ils s’étaient basés sur un rapport publié le 11 janvier 2005 par un
collège d'experts britanniques, le National Radiological Protection
Board (NRPB). Ce rapport appelait à une «approche prudente» concernant
l'usage d'un mobile, particulièrement par des jeunes enfants, indiquant
que leur «boîte crânienne n'est pas encore complètement formée, leur
système nerveux pas complètement développé, et les radiations pénètrent
plus loin dans leur cerveau».
« C’est stupide», pense-t’il. « Ca n’a pas marché au début,
mais je me souviens bien de leur pub, un clip pour les mômes, j’étais
petit aussi : « Le Babymo est le premier téléphone portable
pour enfants de 5-10 ans. Résistant à l’eau, il est vendu une centaine
d’euros. Sous une apparence rigolote, il a des couleurs très vives et
est même livré avec un kit oreillette / tour du cou adapté à la
morphologie des gamins.
Avec les touches contacts, il permet à l’enfant de joindre cinq
correspondants dont les numéros auront été enregistrés par ses parents.
Il peut aussi recevoir des appels. Il est fabriqué en Chine par CK
Telecom et distribué sur le territoire par ITT ». Cool, mes
parents mon offert mon premier modèle trois ans après, j’avais cinq
ans, la technologie avait évolué et son innocuité était testée sur de
nombreux bébés singes. ». Les implants furent généralisés 5 ans
plus tard.
Il s’adosse confortablement à son fauteuil. Il est bien, seul dans son
bureau climatisé, au septième sous-sol de la tour. « Vraiment,
travailler à la maison, c’est galère : les mômes dans les pattes,
l’idée d’avoir des voisins qui font des cochonneries à côté, le bruit,
les odeurs… »
Sur la carte de la ville affichée en permanence sur le mur, il observe,
amusé, le parcours de sa grande fille, née d’un précédent mariage. Ado
pas trop perturbée, mais véritable droguée de la consommation. Sortie
du lycée : direct le centre-ville et shopping ! Zigzag entre
les boutiques, pause carottes râpées, retour boutiques et essayages.
Ding ! Le débit de la carte de crédit de sa fille s’affiche, il
s’en doutait bien.
« Hein ? Un prix pareil pour trois bouts de tissus !
C’est quoi le modèle… Ah, d’accord, c’est clair que ça ne laisse pas
beaucoup de place à l’imagination… Juste la surface nécessaire pour
écrire la marque… ». Il reste un moment à regarder, songeur, les
corps dénudés d’adolescentes trop vite grandies exposées sur le site
internet du boutiquier.
Un peu morose, il pense à sa femme. Dans un premier temps, anxieuse
comme toutes les mères, elle était enthousiaste de pouvoir contrôler à
chaque instant l’état de sa progéniture. Puis elle se lassa de
consulter les écrans en permanence, elle commença à regretter de
travailler autant, elle voulait renouer le contact avec ses enfants,
prendre du temps. Ses indicateurs biologiques indiquaient clairement
qu’elle était en dépression.
Depuis qu’elle a trouvé sur le réseau un brouilleur sélectif de
transmission, elle n’est plus repérable via son module GPS.
« S’était bien la peine de lui avoir implanté un modèle de luxe,
précis à trois mètres, avec toutes les fonctions d’identification. Elle
a dû se laisser monter le bourrichon par un site alterno, des
cyber-résistants à la con. Tu parles d’un militantisme ! C’est
pour être tranquille quand elle va voir son amant, ouais ! ».
Où avait-t’il mis cette pub pour un soft qui permet de détourner les
protections des brouilleurs ? Il ne comprend pas son attitude, son
« désir de liberté, d’indépendance ». Leur dernière scène de
ménage était encore sur le thème « on ne se voit pas assez, on ne
fait plus rien ensemble, tu passes tes soirées devant ton écran, tu ne
vois même plus tes copains. » bla bla bla. « Alors que je
passe mon temps à me battre pour avoir de nouveaux clients, pour
essayer de gagner autant d’argent que quand je l’ai rencontrée, pour
garder notre niveau de vie et offrir à nos enfants tout le confort et
une chance d’aller à l’université ! ».
Lui-même est pourtant ravi de s’être fait installer la dernière puce
ID-317 avec toutes les nouvelles fonctionnalités. Qui ne connaît pas le
plaisir de voir les portes s’ouvrir automatiquement devant lui ou de
payer une note de restaurant en claquant des doigts ne peut pas
comprendre ! « Mêmes les flics étaient plus aimables quand
mon petit excès de vitesse m’avait valu de me faire arrêter. Ils ont pu
tout de suite vérifier que je n’étais pas un délinquant récidiviste et
ils m’ont laissés partir avec un avertissement. ».
Il essaye de se concentrer à nouveau sur son travail. Il consulte les
nombreux messages qu’il a reçus. « Tiens, encore un spam pour les
modules intégrés biologiques ! La technologie n’arrête pas
d’évoluer ! Un modèle avec processeur P7 à 8Ghz intégré, mémoire
vive de 10 TaO, connections neuronales optimisées, opération
chirurgicale bénigne. Ça serait bien pour le petit dernier, ça lui
donnerait plus de chance face à la concurrence. ».
Le ciel se couvre, le soleil rosit la nuit tombante. Il ne voit pas ce
spectacle, il n’e pense pas à regarder l’image envoyée par la webcam
placée au-dessus de la tour.
ojm